top of page

JOEL SAGET

Joël Saget,

La première fois qu’on s’est rencontré, c’était il y a longtemps dans une brasserie à Paris, près de l’Agence France-Presse où tu travailles. Je me souviens avoir fait une blague idiote sur tes cheveux, tu les portais long sur les épaules. Le type avec qui je déjeunais – un collègue dans la presse – m’a regardé affligé. Quand tu es parti, il m’adit : « Tu ne vois pas qui est Saget ? Un des très grands photographes de la place de Paris ». Je me suis rendue compte que j’avais vu certaines de tes images sans lesavoir, ou plutôt sans savoir que tu étais derrière : des soldats occidentaux dans des zones de conflit, en Afghanistan ou au Mali. Te suivre sur la ligne de front, c’estsouvent traverser des paysages presque vides avec des militaires surarmés en pleine opération. Ils marchent en colonne, ils mettent en joue, ils grimpent dans des chars. Et pourtant ils paraissent singulièrement seuls et immobiles, figés sous une lumière àcouper le souffle. Ce n’est pas du noir et blanc, ça en donne pourtant l’impression. Tes champs de batailles ont quelque chose d’irréel, la guerre est partout, maisinvisible, la situation semble sous contrôle, mais jusqu’à quand ? Ni le danger, ni lamort ne sont montré. Au contraire, c’est le calme et l’ordre qui frappent, mais unordre fragile, sur le point de se déchirer. Comme si chacune de tes photos était la dernière avant le chaos.

A l’âge où on rencontre les conseillers d’orientation au collège, il paraît que tuvoulais faire de la bande dessinée. Tu aimais Fluide Glacial et Moebius. Avoir un bon coup de crayon t’a surtout servi pour ne pas te faire casser la gueule dans un dortoir à Pau, où tu as finalement atterri. Le lieu ressemblait à un centre d’éducation fermé, il s‘agissait en réalité d’un foyer professionnel option ferronnerie. Tes souvenirs sontsobres : « Fabriquer des pelles en ferraille, ça ne me parlait pas ». Tu as fini dans unecaserne à Metz, engagé volontaire dans l’armée de l’air. Ton père, aussi, étaitmilitaire.

Puis tu es parti en Amérique du Sud – civil à nouveau – avec un appareil photo et une idée du tonnerre : remonter un trafic de pierres précieuses. Tu t’es infiltré dans un réseau pendant des mois et, cette fois, tu étais à ton affaire. Un magazine de reportages a réceptionné ton travail, publication acceptée. On ne regardera jamais tes pierres précieuses. Le magazine a perdu les photos, toutes, et les originaux aussi.

Plus tard, assez récemment en fait, j’ai vu ce que tu fabriques dans ta petite maison de Normandie quand tu n’es pas en reportage. C’est une bataille encore, mais d’unautre genre. Celle-là parait l’inverse de l’autre, ça explose de partout, les couleurséclaboussent tout, les personnages s’empoignent, ils sont projetés en l’air, leurs véhicules se renversent. Ici, le cœur bat fort, très fort. On croirait entendre siffler levent, les cris, dieu sait quoi, mais quel boucan. Sauf que cette fois, ce ne sont pas des gens que tu photographies, ce sont des jouets, des Tintin en plastique, des Barbie, des Godzilla ou des Superman. Tu passes des journées entières à les mettre en scène dans

les champs, guettant le soleil et le passage des nuages, perfectionniste à l’extrême, ne voulant que de la lumière naturelle. Par-dessus les haies, des voisins se tordentparfois le cou pour t’observer en douce. Tes photos grand format racontent desépopées, où chaque brindille devient une forêt, chaque figurine un géant sous un ciel démesuré. Piquée ici ou là, une bulle de bande-dessinée les dote même de la parole : la réplique est souvent rédigée en latin, quelques mots pas plus.

Sur le net, trainent quelques interviews de toi. On ne peut pas dire que tu sois bavard. Elles concernent surtout un travail ambitieux où tu t’es lancé, des portraitstrès posés, dans une ambiance léchée de studio. Tu en alignes déjà une sacrée collection, photos réalisées par séries, avocats, vétérans de la deuxième guerre mondiale, femmes politiques ou écrivains. Un spécialiste vient de les comparer à desRembrandt. Le pire, c’est que c’est vrai. Evidemment, après ça, je ne sais pas trop quoi ajouter. Toi non plus, d’ailleurs.

Toi qui photographies les humains et leurs tribulations, ce sont les aventures de tes petits Mickey que tu as choisi de montrer pour ton exposition. Dans ton appartement, il y a des jouets partout même à la cuisine, un vrai royaume de Casse- Noisette. Un jour, pour une image, il te fallait brûler une peluche. Tu as eu du mal et je crois me souvenir que tu as finalement renoncé. Tu commentes : « L’enfance nemeurt jamais ». D’un petit cow-boy en plastique, tu peux parler longtemps. Tu l’avaisbaptisé Ringo et surnommé « le tueur » quand tu étais gamin. Jusqu’à présent, tu gardais ces histoires pour toi, photos réservées à tes seuls murs. Les voir aujourd’hui paraît soudain une évidence, un monde surgi d’un coup pour venir s’emboiter dans l’autre, comme par miracle, les deux pièces d’un même puzzle. Et tu nous embarquesavec toi, sautant de l’un à l’autre, jusqu’à donner le tournis. Où est la vie ? Où est le décor ? Les jouets c’est nous.

N’oublie pas de saluer Ringo le cow-boy pour moi.

Florence Aubenas

bottom of page